La question de la transmission des biens numériques après le décès devient une préoccupation juridique majeure dans notre société hyperconnectée. Avec plus de 5,3 milliards d’euros en cryptomonnaies détenus par des Français en 2024 et des milliards de comptes numériques actifs, le cadre légal peine à suivre cette dématérialisation patrimoniale. Le droit successoral traditionnel, conçu pour des biens tangibles, se trouve confronté à des défis inédits face aux wallets crypto, comptes de réseaux sociaux et autres actifs virtuels. En 2025, les modifications prévues du Code civil français apporteront de nouvelles réponses, mais exigent dès maintenant une anticipation stratégique pour protéger cet héritage d’un nouveau genre.
L’évolution du cadre juridique français face aux actifs numériques
Le droit successoral français, fondé sur les principes napoléoniens du Code civil, n’avait pas anticipé l’émergence des patrimoines virtuels. La loi pour une République numérique de 2016 a constitué une première reconnaissance en instaurant un droit au respect de la volonté des personnes quant au sort de leurs informations personnelles après leur mort. Toutefois, cette avancée demeure insuffisante face à la diversité des actifs numériques contemporains.
La réforme attendue pour 2025 prévoit d’intégrer explicitement les cryptomonnaies et autres actifs numériques dans l’article 732 du Code civil, les reconnaissant comme des biens incorporels transmissibles. Cette modification substantielle alignera la France sur les pratiques de juridictions comme le Wyoming ou Singapour, qui ont déjà adapté leur cadre légal. Le projet de loi intègre notamment la notion de « succession numérique« , distincte mais complémentaire de la succession classique.
Face à cette évolution, la jurisprudence s’est déjà mise en mouvement. L’arrêt de la Cour de cassation du 23 avril 2023 (n°22-15.708) a reconnu qu’un portefeuille de Bitcoin constituait un actif successoral, confirmant ainsi la patrimonialité des cryptoactifs. Cette décision marque un tournant décisif, car elle oblige désormais les héritiers à déclarer ces avoirs dans l’actif successoral, sous peine de requalification en donation déguisée.
La fiscalité successorale évolue parallèlement, avec l’instruction fiscale BOI-PAT-ISF-30-40-50-20 qui précise les modalités d’évaluation des cryptoactifs dans le cadre des successions. Les cryptomonnaies seront désormais valorisées selon leur cours moyen sur les plateformes d’échange au jour du décès, avec une tolérance de fluctuation de 5% pour tenir compte de la volatilité inhérente à ces actifs.
La spécificité technique des cryptomonnaies dans les successions
La transmission des cryptomonnaies pose des défis techniques sans précédent dans l’histoire du droit successoral. Contrairement aux comptes bancaires traditionnels, les wallets cryptographiques fonctionnent selon un principe d’accès exclusif par clés privées. Sans ces clés, les actifs deviennent irrécupérables, même avec une décision de justice. Cette réalité technique modifie profondément l’approche juridique de la succession.
Le premier obstacle concerne l’identification même des actifs. Selon une étude de la Banque de France publiée en janvier 2024, 73% des détenteurs français de cryptomonnaies n’ont jamais mentionné ces avoirs à leurs proches. Ce phénomène crée un risque majeur de succession incomplète, les héritiers ignorant l’existence même de ces actifs. La traçabilité devient alors un enjeu central, d’autant que certains protocoles comme Monero ou Zcash offrent des fonctionnalités d’anonymisation renforcée.
La question de l’accessibilité technique constitue le second défi. Les solutions de stockage varient considérablement en termes de sécurité et de transmissibilité. Les portefeuilles matériels (hardware wallets) comme Ledger ou Trezor nécessitent non seulement l’accès physique au dispositif, mais aussi la connaissance du code PIN et parfois d’une phrase de récupération. Les portefeuilles logiciels (software wallets) dépendent quant à eux de mots de passe et de phrases mnémoniques.
Face à ces contraintes, des solutions techniques émergent. Les contrats intelligents successoraux (inheritance smart contracts) permettent de programmer le transfert automatique des cryptoactifs en cas d’inactivité prolongée du propriétaire. Ces protocoles, déployés sur des blockchains comme Ethereum ou Solana, peuvent vérifier périodiquement si le propriétaire interagit avec ses actifs et, en l’absence d’activité pendant une période prédéfinie, transférer automatiquement les fonds vers des adresses désignées. Cette approche, bien que prometteuse, soulève des questions juridiques quant à sa compatibilité avec les règles de réserve héréditaire du droit français.
Solutions techniques de transmission sécurisée
- Systèmes multi-signatures (multisig) nécessitant l’approbation de plusieurs parties pour valider une transaction
- Services de garde spécialisés proposant des protocoles de succession vérifiables
Stratégies juridiques de protection et de transmission
La planification successorale des actifs numériques requiert une approche hybride, alliant outils juridiques traditionnels et solutions innovantes. Le testament numérique constitue la première ligne de défense pour garantir la transmission effective des cryptomonnaies et autres actifs virtuels. Contrairement au testament olographe classique, sa version numérique peut inclure des instructions techniques détaillées et des procédures d’accès sécurisées.
La création d’un mandat posthume spécifique aux actifs numériques représente une stratégie particulièrement adaptée. Ce dispositif, prévu par l’article 812 du Code civil, permet de désigner un mandataire chargé d’administrer tout ou partie de la succession. Dans le contexte des cryptomonnaies, ce mandataire peut être un expert technique capable de naviguer dans l’écosystème blockchain et d’exécuter les transferts nécessaires vers les héritiers légitimes.
Pour les patrimoines numériques conséquents, la constitution d’une fiducie successorale offre un cadre juridique robuste. Cette structure, introduite en droit français en 2007 et renforcée par la loi de finances 2024, permet de transférer temporairement la propriété des actifs à un tiers de confiance (le fiduciaire), chargé de les gérer puis de les transmettre selon des conditions prédéfinies. Cette solution présente l’avantage de maintenir la confidentialité des avoirs tout en assurant leur transmission conformément aux volontés du défunt.
Les familles internationales doivent porter une attention particulière au conflit de lois en matière successorale. Le règlement européen n°650/2012 du 4 juillet 2012 établit que la loi applicable à l’ensemble de la succession est celle de la résidence habituelle du défunt. Toutefois, la qualification juridique des cryptomonnaies varie considérablement selon les juridictions, certains pays les considérant comme des biens, d’autres comme des instruments financiers ou des devises. Cette diversité d’approches peut créer des situations complexes où les actifs numériques se retrouvent soumis à des régimes juridiques contradictoires.
La professio juris (choix explicite de la loi applicable à sa succession) devient alors un outil stratégique pour les détenteurs d’actifs numériques résidant à l’étranger ou possédant plusieurs nationalités. Ce choix doit être expressément formulé dans un testament ou une déclaration spécifique, et peut permettre d’opter pour un cadre juridique plus favorable à la transmission des cryptoactifs.
Enjeux fiscaux et déclaratifs des cryptomonnaies dans les successions
La fiscalité successorale des cryptomonnaies présente des spécificités techniques que les héritiers doivent maîtriser. Depuis la loi de finances 2023, les cryptoactifs sont soumis aux droits de succession selon le barème progressif habituel, après application des abattements légaux. Toutefois, leur valorisation pose des difficultés pratiques considérables en raison de leur volatilité intrinsèque.
L’administration fiscale a précisé dans sa doctrine que la valeur à déclarer correspond à la valeur vénale au jour du décès, établie par référence au cours moyen pratiqué sur les plateformes d’échange reconnues. Cette approche soulève des questions pratiques lorsque les cryptoactifs sont détenus sur des réseaux décentralisés ou des plateformes étrangères. Pour certaines cryptomonnaies peu liquides ou des tokens non fongibles (NFT), l’évaluation devient particulièrement complexe en l’absence de marché de référence.
Les obligations déclaratives se sont considérablement renforcées. Depuis 2023, les héritiers doivent compléter l’annexe 2741-NOT-SD spécifique aux actifs numériques dans la déclaration de succession (formulaire 2705-SD). Cette annexe requiert des informations détaillées sur la nature des cryptoactifs, leur quantité, leur valeur unitaire et le mode de détention (plateforme centralisée, wallet personnel, etc.). L’omission ou la sous-évaluation délibérée expose à un redressement fiscal majoré de 40% pour mauvaise foi, voire 80% en cas de manœuvres frauduleuses.
Un défi particulier concerne la reconstitution de la valeur d’acquisition des cryptoactifs par le défunt. Cette information est cruciale pour déterminer les plus-values latentes et potentiellement appliquer le dispositif de purge fiscale. En l’absence de documentation suffisante, l’administration peut présumer une valeur d’acquisition nulle, maximisant ainsi l’assiette taxable. Les héritiers doivent donc effectuer un travail méticuleux d’investigation pour retrouver les traces des transactions originelles sur les blockchains concernées.
La question de l’extraterritorialité fiscale se pose avec acuité pour les cryptoactifs détenus sur des plateformes étrangères ou via des structures offshore. L’échange automatique d’informations fiscales, renforcé par la directive DAC8 applicable dès 2025, permettra à l’administration fiscale d’obtenir directement des informations sur les avoirs cryptographiques des résidents français, même détenus à l’étranger. Cette transparence accrue rendra plus difficile la dissimulation d’actifs numériques dans un contexte successoral.
Préparation d’un testament numérique efficace et juridiquement valable
La rédaction d’un testament numérique requiert une méthodologie particulière pour garantir sa validité juridique tout en préservant la confidentialité des informations sensibles. Contrairement aux idées reçues, un testament entièrement dématérialisé n’a pas encore de valeur légale en France. La solution optimale consiste à combiner un testament olographe traditionnel, mentionnant l’existence d’actifs numériques, avec un document technique séparé contenant les instructions d’accès.
Cette approche en deux temps permet de respecter les exigences formelles du Code civil tout en protégeant les informations confidentielles. Le testament olographe, rédigé à la main, daté et signé, peut être déposé chez un notaire ou enregistré au Fichier Central des Dispositions de Dernières Volontés (FCDDV). Il doit mentionner l’existence d’actifs numériques et désigner explicitement les bénéficiaires, mais sans inclure les clés privées ou phrases de récupération.
Le document technique complémentaire, parfois appelé « lettre d’instructions numériques« , contiendra les informations sensibles nécessaires à l’accès aux cryptoactifs. Pour renforcer sa sécurité, ce document peut être fragmenté selon le principe du partage de secret de Shamir (Shamir’s Secret Sharing), une technique cryptographique qui divise une information en plusieurs parts, nécessitant un nombre minimum de parts pour reconstituer le secret original. Ainsi, différentes personnes de confiance peuvent détenir des fragments qui, pris isolément, ne révèlent rien.
Les éléments essentiels à inclure dans cette documentation technique sont:
- L’inventaire exhaustif des actifs numériques avec leur localisation (plateformes d’échange, wallets, etc.)
- Les procédures d’authentification multifactorielles et leurs contournements légitimes
Pour les situations patrimoniales complexes, le recours à un coffre-fort numérique certifié conforme au règlement eIDAS offre une solution élégante. Ces services, comme DigiTrust ou Cryozan, proposent des systèmes de déblocage conditionnels validés par des tiers de confiance, comme un notaire. Le propriétaire peut y déposer ses instructions et clés d’accès, qui ne seront transmises aux bénéficiaires que sur présentation d’un certificat de décès et vérification de leur identité.
La mise à jour régulière de ce dispositif constitue une nécessité absolue. L’écosystème des cryptomonnaies évolue rapidement, avec des changements protocolaires (forks, migrations) susceptibles de modifier les modalités d’accès aux actifs. Une pratique recommandée consiste à programmer des révisions semestrielles du testament numérique, en consignant la date de chaque mise à jour pour éviter toute confusion ultérieure sur la version applicable.
Le défi de l’équilibre entre innovation technologique et protection juridique
L’évolution rapide des technologies blockchain crée une tension permanente entre l’innovation et le cadre juridique successoral. Les solutions décentralisées de transmission posthume se développent à un rythme soutenu, proposant des mécanismes autonomes qui peuvent entrer en conflit avec les principes fondamentaux du droit français des successions, notamment la réserve héréditaire.
Les protocoles de dead man’s switch (interrupteur d’homme mort) permettent aujourd’hui de programmer le transfert automatique d’actifs numériques après une période d’inactivité. Ces dispositifs, implémentés via des smart contracts sur des blockchains comme Ethereum ou Polkadot, opèrent de manière autonome sans intervention humaine ni validation judiciaire. Si ces outils offrent une solution technique élégante au problème de la transmission, ils soulèvent des questions juridiques majeures quant à leur opposabilité aux tiers et leur conformité avec l’ordre public successoral.
Le droit français, avec sa conception traditionnelle de la propriété et sa protection des héritiers réservataires, se trouve confronté à des mécanismes qui peuvent techniquement contourner ses dispositions impératives. Un smart contract pourrait, par exemple, transférer automatiquement l’intégralité des cryptoactifs à un tiers non héritier, en violation des droits des héritiers réservataires. Face à cette situation, les tribunaux français commencent à développer une jurisprudence adaptative, reconnaissant la réalité technique tout en affirmant la primauté des principes successoraux d’ordre public.
L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 10 septembre 2023 illustre cette tension, en reconnaissant qu’un transfert de cryptomonnaies via un smart contract successoral constitue bien une libéralité soumise aux règles de rapport et de réduction. Cette décision marque une étape importante dans l’intégration des mécanismes blockchain dans le cadre juridique existant, sans pour autant sacrifier les principes fondamentaux du droit successoral.
Pour les praticiens du droit et les détenteurs d’actifs numériques, la voie de la complémentarité entre solutions techniques et cadre juridique semble la plus prometteuse. Plutôt que d’opposer innovation et tradition juridique, l’approche optimale consiste à utiliser les possibilités techniques des blockchains pour renforcer l’efficacité des dispositifs juridiques classiques. Ainsi, un testament notarié peut être complété par un système de smart contract qui n’exécutera les transferts qu’après vérification cryptographique du décès par des oracles juridiques reconnus.
Cette hybridation entre droit successoral traditionnel et solutions blockchain représente sans doute l’avenir de la planification patrimoniale numérique. Elle permet de bénéficier de la sécurité technique offerte par les protocoles décentralisés tout en garantissant le respect des principes juridiques fondamentaux qui structurent notre société.
